Les civic tech pour les projets urbains, condamnées à n’être que l’appendice numérique des consultations citoyennes ?

Les civic techs permettent aux citoyens de proposer des idées de services et d’aménagements dans le cadre de projets urbains. Une plus grande importance doit néanmoins être réservée à leur design et leur intégration aux différentes phases du projet urbain. Cela permettrait de dépasser le simple recueil d’idées pour donner à voir la concrétisation, ou non, de leurs souhaits. 

Les civic tech, des outils au service de la participation citoyenne

Pour définir son nouveau “Plan de Ville”, la Ville de Liège en Belgique a eu recours à Citizenlab, une plateforme numérique en ligne où les citoyens ont proposé, commenté et voté pour des nouveaux services et aménagements dans les domaines de la mobilité, de la transition écologique, de l’inclusion sociale, de la culture, etc. En quatre mois, l’initiative a recueilli 1.012 propositions, 3.708 commentaires et 89.437 votes (Liège compte près de 200 000 habitants).
Mais y a-t-il vraiment matière à se réjouir ?

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Dans le cadre de l’opération “Réinventons Liège”, les citoyens ont pu déposer leurs idées et voter pour celles qu’ils souhaitaient voir intégrer au Projet de Ville via la plateforme en ligne Citizenlab

De plus en plus de collectivités publiques utilisent des dispositifs numériques, sites Web et applications mobiles, afin de favoriser la participation citoyenne dans le cadre de projets urbains, qu’ils soient à l’échelle du quartier, de la ville ou de la métropole. Ces “civic tech”, que l’on peut définir comme des services et outils numériques dont la vocation est “d’améliorer le fonctionnement et l’efficacité de la démocratie, en renouvelant les formes d’engagement des citoyens” (Mabi, 2017), portent la promesse d’une démocratie ouverte, participative, dans laquelle chaque individu a la possibilité de s’exprimer et d’être entendu. Pour résumer, elles incarnent “le passage à l’ère numérique des conseils de quartier avec la cocréation et coproduction des politiques publiques locales” (Alix, 2016). Selon les territoires et la nature du projet urbain, les systèmes techniques utilisés offrent peu ou prou les mêmes fonctionnalités. Certains vont privilégier les échanges entre les citoyens et les élus (Fluicity par exemple), quand d’autres vont multiplier les formats de contenus et les types d’outils pour renseigner, illustrer et discuter des propositions (à l’image de Participate Melbourne).

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Les habitants de Melbourne peuvent donner leur avis et suivre l’avancement de nombreux projets grâce à la plateforme Participate Melbourne

Les civic tech, des outils pour les “jeunes, blancs, urbains” ? 

Face au manque d’efficacité des méthodes de concertation mises en place pour tenter de favoriser la “démocratie participative”, ces outils numériques se présentent comme une réponse possible au désir grandissant des individus de prendre part à des problématiques urbaines qui les “renvoient à des pratiques quotidiennes et familières” (Bacqué, Gauthier, 2011). De plus, les civic tech permettent de toucher des personnes qui ne participent pas aux réunions de quartier, mais qui ne se désintéressent pas pour autant des problématiques urbaines (les jeunes par exemple). Elles favorisent également la mutualisation des “savoirs citoyens” (Nez, 2011), c’est-à-dire les connaissances provenant des “citoyens ordinaires”. Toutefois, il serait vain de croire en l’universalité de leurs usages, car s’il est certain que le numérique “amplifie” (Boullier, 2016) le potentiel du nombre des “êtres pris en compte” (Latour, 1999), les civic tech s’adressent principalement à des jeunes, blancs et urbains (Mabi, ibid.) ; ce qui amène à penser que ces technologies sont développées par cette population, pour elle-même, afin que celle-ci soit “plus visible dans un débat public de plus en plus morcelé” (Mabi, ibid).

A l’image des processus participatifs qui ont toujours eu des difficultés à mobiliser les citoyens, le bilan général des civic tech est lui aussi plutôt décevant. Ainsi, si certaines initiatives peuvent se targuer d’avoir obtenu un taux de participation important, une analyse comparative de près d’une trentaine de dispositifs participatifs nous a permis de constater que de nombreux projets recueillent finalement peu d’idées, de commentaires ou encore de votes (Lucas, 2017) ; sans qu’il ne soit possible de dégager des critères plus élaborés quant aux types de participations (selon les types de population, de projets, leur implantation, etc.). De plus, les statistiques liées à l’usage de ces outils sont souvent trop généralistes pour distinguer les utilisateurs actifs de ceux qui sont inscrits et qui n’ont jamais proposé une idée, publié un commentaire ou réalisé un vote. Enfin, les commentaires sont parfois l’œuvre d’un cercle très restreint d’individus.

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Dans le cadre de la démarche “Envies de Loire” lancée par la Ville de Tours, les citoyens ont pu proposer des idées d’activités et d’aménagements le long du fleuve grâce à l’outil Carticipe

De la nécessité de repenser les civic tech pour en faire des outils au service d’une participation citoyenne concrète 

Pour mobiliser les citoyens, et passer de la consultation à la collaboration, il est nécessaire de montrer que leur engagement dans une démarche collective a des effets. Certes, de nombreuses idées émanant de citoyens ont été concrétisées sur des territoires, mais il s’agit le plus souvent de projets d’aménagement à l’échelle locale, voire hyper locale. Les citoyens restent le plus souvent à l’écart des processus décisionnels pour des projets urbains dès lors que des jeux de pouvoirs (avec les politiques et le secteur privé) et de savoirs (avec les architectes et les urbanistes par exemple) apparaissent. Or, si l’on veut se donner les moyens de tendre vers un renouveau démocratique incluant les citoyens dans la prise de décision pour des projets urbains complexes et de grande envergure, il est essentiel — en dehors de toute volonté politique nécessairement préalable — de repenser les civic tech autrement que comme un appendice aux processus participatifs. Elles doivent être conçues comme des solutions intégrées à un processus global, alimentant et servant de support aux discussions qui ont lieu en ligne et en présentiel, à l’image de ce que propose Carticipe, un outil permettant “la collecte de contributions provenant simultanément d’internautes et de démarches participatives de terrain”. Cela implique également de repenser le design de ces outils, en concevant des systèmes plus intuitifs, plus diffus, plus immersifs, qui soient accessibles en ligne ou matérialisés dans l’espace public (pourquoi ne pas envisager des “boîtes à idées” numériques disséminées sur le territoire ?). Enfin, pour faire des civic tech pour les projets urbains de véritables supports de compréhension, de discussion et d’aide à la décision collective, il est nécessaire de multiplier les formats de données et les types de représentations interactives pour favoriser la prise en compte de différents points de vues, donc le débat.

Appendice 

Ce texte a également été publié sur le compte Médium du Lab OuiShare x Chronos : https://medium.com/le-lab/https-medium-com-lucas-jean-francois-les-civic-tech-pour-les-projets-urbains-9bbc432f4305

Sources 

Cet article s’appuie sur des travaux réalisés à l’automne 2017 pour le compte du Département de l’aménagement, du logement et de l’énergie(DALE) de la République et du canton de Genève, dont une analyse/benchmark d’une trentaine d’initiatives de type civic tech,ainsi que sur les publications suivantes:

  1. MABI C., « On reste dans une logique où le politique garde le contrôle », Libération, le 7 décembre 2017
  2. ALIX C., « Civic tech : Si l’on veut réussir à réimpliquer les citoyens dans la vie publique, il faut s’y mettre d’urgence », Libération, le 12 décembre 2016
  3. GILLI F., « Participation : et si on changeait enfin les règles du jeu ? », Métropolitiques, le 19 février 2018
  4. BACQUE M.-H., GAUTHIER M. (2011), « Participation, urbanisme et études urbaines. Quatre décennies de débats et d’expériences depuis ‘‘A ladder of citizen participation’’ de S.R. Arnstein », Participations, Vol.1, n° 1, pp.36–66
  5. NEZ H. (2011), « Nature et légitimités des savoirs citoyens dans l’urbanisme participatif », Sociologie, Vol.2, n°4
  6. BOULLIER D. (2016), Sociologie du numérique, Paris, A. Colin, coll. U sociologie
  7. LATOUR B. (1999), Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte
  8. LUCAS J.-F. (2017), « Sites Web et plates-formes dédiés aux projets urbains et à la concertation citoyenne. Benchmark stratégique pour le DALE de Genève », rapport technique